Thierry Ruf –La caricature des eaux.
Thierry Ruf (thierry.ruf@ird.fr)
Directeur de recherche à l’IRD, professeur consultant à Supagro Montpellier.
Monsieur l’académicien,
Permettez moi de m’adressez à vous directement, puisque nous avons des amis communs au
Maroc qui vous ont guidé dans votre voyage itinérant sur l’eau et que j’ai eu la chance de
vous rencontrer en Egypte lorsque vous prépariez le premier « petit précis de mondialisation »
consacré au coton. Vous publiez maintenant le deuxième « petit précis de mondialisation » :
L’avenir de l’eau. Deux années de pérégrination aux quatre coins du monde vous ont donné
assez d’inspiration pour coucher sur le papier vos impressions. Mais les 402 pages de votre
petit précis1 me laissent perplexe. Qu’avez voulu vous faire ? Un témoignage sur les hommes
de l’eau ? Une synthèse des controverses ? Une vulgarisation des connaissances ? Pensezvous
réellement avoir rassemblé les éléments d’un abrégé sur l’eau ? Vous avez parfaitement
le droit de relater votre parcours et de glorifier quelques personnages singuliers. Pour autant,
est-il bien raisonnable de livrer un texte aussi décousu, inorganisé, et orienté principalement
par quelques entretiens ponctuels. Certes, aller d’un pays à un autre et découvrir différents
mondes ouvre les esprits sur les différentes cultures de l’eau. Mais votre méthode pour
acquérir votre information, et la traiter, butte sur des failles fondamentales.
La première faille du livre est la superficialité de votre approche.
Fort de votre statut d’écrivain académicien, vous vous adressez aux patrons de l’eau de
certaines grandes villes du monde et de grandes agences publiques, tous puissants dans leur
organisation (le secteur de l’eau est très hiérarchisé, que ce soit dans le domaine public ou
dans le domaine privé). Ces hommes n’ont pas l’habitude de s’expliquer en détail sur leur
stratégie et votre enquête pourrait éclairer le public sur l’exercice du pouvoir dans ces hydroorganisations.
Votre voyage est passif. Vous vous laissez porter par les discours et subjuguez
par les réussites technologiques, en vous laissant embarqué dans la conquête industrielle et
commerciale. Le registre sur lequel vous fondez l’essentiel du parcours relève plus de la
propagande que de l’objectivité scientifique. Certes, vous glorifiez certains scientifiques pour
leur prouesse dans le domaine des sciences dures de l’eau, l’hydrologie et la climatologie,
mais vous ignorer presque tous des débats de sciences sociales et humaines sur les eaux du
monde. Votre enquête est trop personnelle, individuelle. Vous auriez du embarquer avec vous
d’autres personnes, érudites mais pas dupes. Le regard pluridisciplinaire sur le monde de l’eau
est indispensable. Sinon, vous tombez dans le piège d’une simplification abusive, comme les
singuliers de votre titre le préfigurent : l’avenir de l’eau.
Les eaux du monde sont plurielles. En parler au singulier tend à universaliser l’approche.
Vous en convenez, le problème est local. H20 est une formule unique. Mais les eaux du
monde ne sont pas composées que d’hydrogène et d’oxygène. Les eaux ont des compositions
chimiques complexes, et peuvent favoriser la vie où la détruire. Le cycle général de l’eau est
universel mais il se décline selon des facteurs multiples, naturels, géographiques, sociaux. Les
cycles sont modifiés par les sociétés humaines depuis des siècles. Les combinaisons de
facteurs se comptent par milliers. L’avenir des eaux exige des connaissances dans de
1 Précis : ouvrage qui expose brièvement l'essentiel d'une matière: Un précis de géométrie
(abrégé, mémento). Larousse Pratique. © 2005 Editions Larousse.
Thierry Ruf (thierry.ruf@ird.fr)
Directeur de recherche à l’IRD, professeur consultant à Supagro Montpellier.
Monsieur l’académicien,
Permettez moi de m’adressez à vous directement, puisque nous avons des amis communs au
Maroc qui vous ont guidé dans votre voyage itinérant sur l’eau et que j’ai eu la chance de
vous rencontrer en Egypte lorsque vous prépariez le premier « petit précis de mondialisation »
consacré au coton. Vous publiez maintenant le deuxième « petit précis de mondialisation » :
L’avenir de l’eau. Deux années de pérégrination aux quatre coins du monde vous ont donné
assez d’inspiration pour coucher sur le papier vos impressions. Mais les 402 pages de votre
petit précis1 me laissent perplexe. Qu’avez voulu vous faire ? Un témoignage sur les hommes
de l’eau ? Une synthèse des controverses ? Une vulgarisation des connaissances ? Pensezvous
réellement avoir rassemblé les éléments d’un abrégé sur l’eau ? Vous avez parfaitement
le droit de relater votre parcours et de glorifier quelques personnages singuliers. Pour autant,
est-il bien raisonnable de livrer un texte aussi décousu, inorganisé, et orienté principalement
par quelques entretiens ponctuels. Certes, aller d’un pays à un autre et découvrir différents
mondes ouvre les esprits sur les différentes cultures de l’eau. Mais votre méthode pour
acquérir votre information, et la traiter, butte sur des failles fondamentales.
La première faille du livre est la superficialité de votre approche.
Fort de votre statut d’écrivain académicien, vous vous adressez aux patrons de l’eau de
certaines grandes villes du monde et de grandes agences publiques, tous puissants dans leur
organisation (le secteur de l’eau est très hiérarchisé, que ce soit dans le domaine public ou
dans le domaine privé). Ces hommes n’ont pas l’habitude de s’expliquer en détail sur leur
stratégie et votre enquête pourrait éclairer le public sur l’exercice du pouvoir dans ces hydroorganisations.
Votre voyage est passif. Vous vous laissez porter par les discours et subjuguez
par les réussites technologiques, en vous laissant embarqué dans la conquête industrielle et
commerciale. Le registre sur lequel vous fondez l’essentiel du parcours relève plus de la
propagande que de l’objectivité scientifique. Certes, vous glorifiez certains scientifiques pour
leur prouesse dans le domaine des sciences dures de l’eau, l’hydrologie et la climatologie,
mais vous ignorer presque tous des débats de sciences sociales et humaines sur les eaux du
monde. Votre enquête est trop personnelle, individuelle. Vous auriez du embarquer avec vous
d’autres personnes, érudites mais pas dupes. Le regard pluridisciplinaire sur le monde de l’eau
est indispensable. Sinon, vous tombez dans le piège d’une simplification abusive, comme les
singuliers de votre titre le préfigurent : l’avenir de l’eau.
Les eaux du monde sont plurielles. En parler au singulier tend à universaliser l’approche.
Vous en convenez, le problème est local. H20 est une formule unique. Mais les eaux du
monde ne sont pas composées que d’hydrogène et d’oxygène. Les eaux ont des compositions
chimiques complexes, et peuvent favoriser la vie où la détruire. Le cycle général de l’eau est
universel mais il se décline selon des facteurs multiples, naturels, géographiques, sociaux. Les
cycles sont modifiés par les sociétés humaines depuis des siècles. Les combinaisons de
facteurs se comptent par milliers. L’avenir des eaux exige des connaissances dans de
1 Précis : ouvrage qui expose brièvement l'essentiel d'une matière: Un précis de géométrie
(abrégé, mémento). Larousse Pratique. © 2005 Editions Larousse.
Thierry Ruf – A propos de l’avenir de l’eau d’Erik Orsenna
12
l’acquisition de cette mesure) alors qu’à proximité, on livre de l’eau sans la facturer aux golfs
qui sont exemptés de payer l’eau, pour favoriser le développement touristique de luxe. Le
compteur est un instrument parmi d’autres de répartition des charges pour accéder à l’eau,
mais il suppose une équité générale et une transparence totale sur les contributions. On en est
loin. Quant aux compteurs en agriculture irriguée, une forte proportion d’entre eux ne
marchent plus du fait de la turbidité de l’eau. Cela provoque des conflits entre les agriculteurs
et les offices d’irrigation. Dans les Pyrénées-Orientales, les irrigants du canal de Thuir ont
opté dans les années 1970 pour un réseau sous pression d’irrigation localisé (un système de
goutte à goutte mieux pensé). Dans un premier temps, le réseau était géré par la compagnie
BRL qui avait installé des compteurs partout. Mais l’eau était facturé très chère et seul un
tiers des surfaces avait été raccordé au réseau. Les deux tiers restaient en arrosage gravitaire
traditionnel. Quelques années plus tard, le système était au bord de la faillite. Les agriculteurs
ont repris en gestion directe leur réseau. Ils ont supprimé les compteurs, installé des
limitateurs de débit et partagé les charges de gestion en fonction de leur superficie. En
adoptant ces mesures hétérodoxes, ils ont diminué le coût de l’eau par deux. Du coup, deux
tiers des champs ont été raccordés et la consommation n’a pas augmenté. Vive la gestion
mutuelle de l’eau !
e) Une attaque sommaire sur les personnes qui ne pensent pas comme « l’école française
de l’eau »
Tout d’un coup, dans votre précis, vous annoncez la dimension politique de l’eau : L’eau, de
par sa double nature, essentielle à la vie et fortement symbolique, est toujours politique.
Quelques soient les options choisies par les gouvernants, ils gardent toujours sur l’eau la
haute main (p.327). Mais vous vous en prenez à Danielle Mitterrand et ses amis altermondialistes
en critiquant trois principes affichés dans le Contrat mondial de l’Eau (une
organisation dont vous faites peu de cas même si l’ancien Président Suarez du Portugal et
l’économiste Ricardo Petrella jouent un rôle significatif aux côtés de bien d’autres citoyens du
monde).
En contrepoint du premier principe énoncé, l’eau n’est pas une marchandise, c’est un bien
commun (p.330), vous écrivez que l’eau n’est pas un cadeau de Notre-Dame Nature… mais
le plus souvent un produit manufacturé… et distribué (vous insister sur ces mots vousmêmes).
Après avoir cité un proverbe trivial des milieux d’affaire (Dieu a peut-être fourni
l’eau mais pas les tuyaux), vous dites : parler de la gratuité de l’eau n’est pas lui rendre
service (p.331)
Quelle confusion ! Quelle caricature ! La copie devient mauvaise. D’abord l’histoire des
tuyaux pour justifier la gestion privée est ridicule. Les tuyaux nous appartiennent à tous, ils
sont publics, même dans la gestion déléguée. Ils sont donc payés par la communauté des
usagers selon des choix politiques divers ou variés. Ensuite, vous vous enfermez vous même
dans le discours de la gratuité de l’eau alors qu’aucune personne ne soutient que l’eau
s’obtient gratuitement. Elle suppose toujours un effort particulier, soit en travail, en nature et
en cotisations diverses et variées. La gestion de l’eau par un collectif local n’est jamais
gratuite. C’est vous qui concluez sur l’idée d’un quota gratuit à la fin du livre et nous
reviendrons la dessus, car c’est une des vraies fausses bonnes idées sur la question.
Revenons aux autres principes généraux des altermondialistes. Vous admettez le second
principe sur la transmission d’une eau propre aux générations futures mais vous contestez le
troisième sur le droit humain fondamental à l’accès à l’eau garanti par une gestion publique,
12
l’acquisition de cette mesure) alors qu’à proximité, on livre de l’eau sans la facturer aux golfs
qui sont exemptés de payer l’eau, pour favoriser le développement touristique de luxe. Le
compteur est un instrument parmi d’autres de répartition des charges pour accéder à l’eau,
mais il suppose une équité générale et une transparence totale sur les contributions. On en est
loin. Quant aux compteurs en agriculture irriguée, une forte proportion d’entre eux ne
marchent plus du fait de la turbidité de l’eau. Cela provoque des conflits entre les agriculteurs
et les offices d’irrigation. Dans les Pyrénées-Orientales, les irrigants du canal de Thuir ont
opté dans les années 1970 pour un réseau sous pression d’irrigation localisé (un système de
goutte à goutte mieux pensé). Dans un premier temps, le réseau était géré par la compagnie
BRL qui avait installé des compteurs partout. Mais l’eau était facturé très chère et seul un
tiers des surfaces avait été raccordé au réseau. Les deux tiers restaient en arrosage gravitaire
traditionnel. Quelques années plus tard, le système était au bord de la faillite. Les agriculteurs
ont repris en gestion directe leur réseau. Ils ont supprimé les compteurs, installé des
limitateurs de débit et partagé les charges de gestion en fonction de leur superficie. En
adoptant ces mesures hétérodoxes, ils ont diminué le coût de l’eau par deux. Du coup, deux
tiers des champs ont été raccordés et la consommation n’a pas augmenté. Vive la gestion
mutuelle de l’eau !
e) Une attaque sommaire sur les personnes qui ne pensent pas comme « l’école française
de l’eau »
Tout d’un coup, dans votre précis, vous annoncez la dimension politique de l’eau : L’eau, de
par sa double nature, essentielle à la vie et fortement symbolique, est toujours politique.
Quelques soient les options choisies par les gouvernants, ils gardent toujours sur l’eau la
haute main (p.327). Mais vous vous en prenez à Danielle Mitterrand et ses amis altermondialistes
en critiquant trois principes affichés dans le Contrat mondial de l’Eau (une
organisation dont vous faites peu de cas même si l’ancien Président Suarez du Portugal et
l’économiste Ricardo Petrella jouent un rôle significatif aux côtés de bien d’autres citoyens du
monde).
En contrepoint du premier principe énoncé, l’eau n’est pas une marchandise, c’est un bien
commun (p.330), vous écrivez que l’eau n’est pas un cadeau de Notre-Dame Nature… mais
le plus souvent un produit manufacturé… et distribué (vous insister sur ces mots vousmêmes).
Après avoir cité un proverbe trivial des milieux d’affaire (Dieu a peut-être fourni
l’eau mais pas les tuyaux), vous dites : parler de la gratuité de l’eau n’est pas lui rendre
service (p.331)
Quelle confusion ! Quelle caricature ! La copie devient mauvaise. D’abord l’histoire des
tuyaux pour justifier la gestion privée est ridicule. Les tuyaux nous appartiennent à tous, ils
sont publics, même dans la gestion déléguée. Ils sont donc payés par la communauté des
usagers selon des choix politiques divers ou variés. Ensuite, vous vous enfermez vous même
dans le discours de la gratuité de l’eau alors qu’aucune personne ne soutient que l’eau
s’obtient gratuitement. Elle suppose toujours un effort particulier, soit en travail, en nature et
en cotisations diverses et variées. La gestion de l’eau par un collectif local n’est jamais
gratuite. C’est vous qui concluez sur l’idée d’un quota gratuit à la fin du livre et nous
reviendrons la dessus, car c’est une des vraies fausses bonnes idées sur la question.
Revenons aux autres principes généraux des altermondialistes. Vous admettez le second
principe sur la transmission d’une eau propre aux générations futures mais vous contestez le
troisième sur le droit humain fondamental à l’accès à l’eau garanti par une gestion publique,