LE DESSALEMENT DE L’EAU DE MER: PANACEE OU MACHINE A FAIRE DU FRIC ?
Mohamed Larbi Bouguerra
La SONEDE a lancé, en 2010, un appel d’offres international pour la construction de dix stations de dessalement d’eau de mer qui devraient entrer en production fin 2013. Le site Tunisnews notait le 31 juillet 2010 que « le lancement de l’appel d’offre …est intervenu deux semaines après que la firme espagnole Befesa , en partenariat avec le groupe tunisien Princesse El Materi Holding, en a remporté un autre relatif à la construction et à l’exploitation d’une station de dessalement dans l’île de Djerba. » L’investissement nécessaire est de 133 millions de dinars et vise une production de 50 000 m3/jour. L’exploitation et l’entretien seront du ressort du consortium formé entre Befesa Aqua et le groupe Princesse El Materi Holding, propriété alors de Mohamed Sakhr El Materi, député RCD et gendre de Ben Ali. La concession est consentie pour vingt ans au moyen d’un contrat BOT (Build, Operate and Transfer) qui confère un droit réel sur les biens en cause et permet d’amortir les investissements consentis. Par la vente de l’eau produite, sur 20 ans, les recettes devraient frôler les 419 millions de dinars et le chiffre d’affaires annuel atteindre 21 millions de dinars. Or, pour atteindre ces chiffres, il faut produire une eau qui sera cédée au tarif moyen de 1140 millimes le m3 tout au long de la concession des vingt ans. Ce tarif est très élevé comparativement aux taux fixés par l’arrêté interministériel de juillet 2010, taux qui varient de 145 à 890 millimes. Bien juteuse affaire donc pour M. El Materi et ses compères ibériques ! Bien mauvaise affaire cependant pour la communauté nationale car cette affaire va dans le sens de la privatisation de la distribution de l’eau à nos concitoyens alors que la SONEDE est une entreprise publique, propriété de la Nation. Privatiser signifie généralement nationaliser les pertes et privatiser les bénéfices. Déjà, les observateurs en matière d’eau se sont alarmés lorsque M. Loïc Fauchon, président du Conseil Mondial de l’eau dont le siège est à Marseille- un think tank des multinationales de l’eau - et « représentant de commerce » des grandes compagnies françaises de l’eau (il est lui-même Président de la Compagnie des Eaux de Marseille) avait été reçu, en juin 2008, par M. le Premier Ministre . Ces mêmes observateurs ont été aussi mis en alerte par la déclaration sibylline de M. Abdessalem Mansour, ministre à l’époque de l’Agriculture et des Ressources hydrauliques et de la pêche qui affirmait : « Le mètre cube d’eau revient à la SONEDE à 685 millimes, elle le vend à 585 millimes » (Ecojournal , 5-11 novembre 2010, p.16). Faut-il rappeler ici que l’eau est un bien commun de toute l’Humanité et que nul ne saurait en être privé pour son incapacité à la payer ?
Une leçon en provenance de Singapour :
Indépendante du colonialisme britannique en 1959, Singapour devint membre de la Fédération de Malaisie en 1963 pour la quitter en 1965. Bien que cette Ville-Etat de 4,6 millions d’habitants recueille et utilise la moindre goutte d’eau qui tombe sur son territoire, la moitié de sa consommation d’eau vient de l’Etat malais de Johor Baru. Face à cette insécurité, son gouvernement s’attela, il y a vingt ans de cela, à l’étude des moyens pour se libérer de cette contrainte. Ouverte sur la mer, Singapour projeta de construire cinq usines de dessalement qui utiliseraient de l’eau saumâtre des marais ou celle de la mer. Mais, au cours des études de faisabilité, banquiers et ingénieurs découvrirent, à leur grande surprise, qu’il était plus économique de recycler l’eau usée tant domestique qu’industrielle et de la traiter de manière à satisfaire les normes de potabilité plutôt que de faire appel au dessalement de l’eau de mer. Aujourd’hui, la plupart des besoins en eau sont ainsi satisfaits à Singapour grâce à de l’eau recyclée appelée NEWwater. En 2008, la production de cette eau a été de 200 millions de litres par jour. Elle est obtenue par microfiltration et osmose inverse des eaux usées et traitement aux rayons UV outre les techniques de traitement conventionnel de l’eau. En 2007, Singapour a reçu la consécration internationale pour ces efforts de recyclage des eaux usées lors de la fameuse Semaine de l’Eau à Stockholm. Parallèlement à ces succès techniques que Singapour exporte même en Chine, le gouvernement a fait d’intenses campagnes pour amener la population à économiser la ressource. On est ainsi passé de 165 litres par jour et par personne en 2003 à 155 en 2009. On vise les 130 litres pour 2030. Autre fantastique succès : les pertes et les fuites d’eau du réseau sont parmi les plus faibles au monde : 5% seulement sachant que le record mondial de 3% est détenu par Copenhague, au Danemark. A Paris, ces pertes sont de 30% et au Canada elles atteignent 38%. Singapour prouve que les eaux usées seront, à l’avenir, la plus importante ressource d’eau durable.
Les problèmes du dessalement :
On voit ainsi que, dire comme Mme Zeineb Ben Ammar Mamlouk, membre de l’Association tunisienne de dessalement et présidente de l’Université de Tunis-El Manar, que : « le dessalement est donc un enjeu stratégique et représente une ressource alternative qui apporte des réponses aux besoins en eau à court et à long terme non seulement pour la Tunisie mais aussi pour l’ensemble de la planète, dans la mesure où la disponibilité d’une eau douce, pure et saine conditionne l’avenir de la biosphère tout entière » (voir EcoJournal, 5-11 novembre 2010, p.16) est passablement exagéré. Il est vrai qu’on compte aujourd’hui 13000 unités de dessalement dans le monde mais elles ne répondent qu’à un maigre 0,2% de la consommation d’eau globale.
Tout d’abord, il va de soi que le dessalement ne saurait répondre aux besoins de l’agriculture sur la planète. De plus, cette technique exige une énergie considérable qui compte pour moitié dans le coût du dessalement. Cette énergie provient généralement de la combustion des hydrocarbures fossiles (charbon, pétrole….) et génère par conséquent des quantités fort importantes de gaz carbonique, responsable de l’effet de serre et donc des changements climatiques qui se traduisent par la sécheresse et les perturbations du cycle naturel de l’eau. Les Australiens, victimes d’une sécheresse sans précédent, ont compris cette contradiction et s’opposent au dessalement (voir article de Norimitsu Onishi dans le New York Times du 10 juillet 2010). Par ailleurs, le dessalement continue à être une technique coûteuse même si des efforts considérables sont faits aujourd’hui pour en abaisser le prix de revient. En général, l’eau dessalée coûte trois fois plus cher que celle produite par les techniques traditionnelles d’eau potable. Naturellement, les pays du Golfe, assis sur leurs matelas de dollars et leurs puits de pétrole, ne sont guère concernés par ces considérations mesquines, eux qui dépensent 18 millions de dollars par jour pour boire cette eau dessalée.
Sur le plan de l’environnement, les saumures (solutions concentrées en sels et en divers éléments chimiques) obtenues lors du dessalement posent de gros problèmes de stockage. Leur rejet en mer empoisonne toute la biodiversité et, en Californie, l’injection de ces solutions chimiques est soupçonnée d’induire des tremblements de terre. En outre, l’Agence Américaine de l’Environnement(EPA) trouve que le pompage de l’eau de mer par les stations de dessalement tue annuellement 3,4 milliards de poissons et d’autres animaux marins et calcule que les pêcheurs perdent ainsi 12, 5 millions de dollars par an. L’Agence pense aussi que les unités de dessalement détruisent 90% du plancton et des œufs de poisson dans les eaux avoisinantes.
Quant à la qualité de l’eau de mer dessalée, les études montrent qu’elle renferme des taux élevés de bore, un élément rarement rencontré en quantité dangereuse dans les eaux potables. Les spécialistes le considèrent comme toxique pour la reproduction et le développement chez l’animal. Chez l’homme, il irrite le système digestif.
Plutôt donc que le dessalement, la bonne gouvernance de l’eau pourrait résoudre, dans bien des cas, les problèmes d’eau potable. Economiser l’eau, éduquer les utilisateurs, lutter contre les fuites, recueillir l’eau de pluie comme on le faisait dans nos maisons traditionnelles est souvent plus rentable- sur le plan économique comme sur celui de l’environnement- que le dessalement.
Le dessalement n’est pas la panacée aux difficultés que connaît notre pays. D’autres solutions –gratuites- existent. Il faut responsabiliser nos concitoyens et les amener à militer pour l’usage durable de cet élément vital et à nul autre pareil que Sakhr El Materi et ses suppôts veulent transformer en banale marchandise, eux qui connaissent les prix de toute chose et ignorent la valeur des choses, comme disait le poète anglais Byron.
CRISE DE L’EAU….. UNE CRISE DE L’EAU RICHE D’ENSEIGNEMENTS.
Mohamed Larbi Bouguerra
Le gouvernement tunisien doit prêter la plus grande attention à l’actuelle crise de l’eau qui peut devenir un vrai problème de sécurité publique et un exutoire du mal vivre cristallisant les mécontentements et les revendications non satisfaites. Gardons à l’esprit le douloureux cas algérien. Les émeutes pour l’eau à Alger ont conduit à la formation, en octobre 1988, du Front Islamique du Salut (FIS) avec cette terrible retombée : une guerre civile qui a fait 200 000 morts !
Aujourd’hui, la crise de l’eau secoue diverses régions de notre pays et nos compatriotes souffrent et courent même des risques sanitaires avérés. Nul ne peut se passer de cette ressource vitale - été caniculaire ou pas. « L’eau est un organe du monde » écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans son livre - un classique - « L’eau et les rêves ». Et comme si la situation n’était pas assez grave, voilà que la SONEDE annonce, dans un communiqué, le 26 juillet 2012, que dans les délégations de Melloulèch, Chorbane et Souassi du gouvernorat de Mahdia, son réseau a été l’objet d’actes malveillants et de sabotages.
Face aux multinationales et à tous ceux qui veulent faire de l’eau une marchandise, les Tunisiens doivent se mobiliser pour protéger ces précieux bijoux de famille que sont la SONEDE et la STEG – services publics relevant de l’Etat tunisien. C’est pourquoi, il faut condamner avec la dernière énergie les atteintes portées au réseau de distribution d’eau dans notre pays. D’autant que ces actes contreviennent à toutes nos traditions. Qui, chez nous, refuserait un verre d’eau à qui le demande ? Le prophète n’enseigne-t-il pas que la meilleure action que puisse faire le musulman c’est de donner à boire à son prochain ? L’eau a toujours été un élément chargé de symboles dans notre pays, un élément regardé avec vénération : le site archéologique d’El Guettar – près de Gafsa précisément où l’eau fait aujourd’hui souvent défaut - a révélé le plus vieil édifice religieux du monde, un monument « moustérien » (45000 ans avant J.C), élevé pour entretenir la pérennité d’une source !
Porter la main sur les installations de la SONEDE est non seulement contreproductif mais proprement criminel. Il est étonnant que le Ministre de l’Agriculture, intervenant le 27 juillet 2012 sur les ondes de Radio Express FM sur la crise de l’eau, ne condamne pas fermement ces sabotages et impute sans ambages la responsabilité à la SONEDE qui n’aurait pas construit un barrage de stockage. Il est vrai que des problèmes de gouvernance existent à la SONEDE et que des investissements sont nécessaires, notamment pour amener l’eau potable dans les zones outrageusement oubliées par l’ancien régime –qui recevait pourtant des fonds importants de l’UE, du Japon…- et une rationalisation des interventions doit être faite de toute urgence.
En fait, il faut autre chose que des mots.
Le pays a besoin d’un réseau intégré pour gérer tant les eaux de surface que celles des nappes souterraines.
Les coupures d’eau et les problèmes sur la qualité de l’eau de robinet ont bien sûr été enregistrés par le passé. La liberté de la presse et de l’expression procurées par la Révolution ont mis à jour ce qui était caché et les textes laudateurs dont nous gratifiait une certaine presse sur « les réalisations présidentielles » ne sont plus de saison. L’ampleur de la crise actuelle a cependant surpris même si les experts – comme ceux de l’UNESCO - placent depuis longtemps la Tunisie dans la catégorie des pays qui auront des problèmes sérieux d’eau à l’horizon 2025. Les accusations réciproques SONEDE-STEG prouvent néanmoins aux Tunisiens à quel point eau et énergie sont liés. Distribuer l’eau nécessite de l’énergie. De plus, l’eau est nécessaire à la production de l’électricité soit pour le refroidissement des centrales thermiques (voire nucléaires) soit pour actionner les turbines des centrales hydrauliques.
Pour une politique nationale de l’eau
Nos responsables devraient définir une politique nationale de l’eau et pointer clairement les priorités en la matière. Une gestion durable de l’eau est un élément critique tant sur le plan de la production des aliments que sur celui de l’économie ou de l’écologie, voire de la sécurité nationale. Cette politique devrait notamment énoncer des règles pour le contrôle des pompages souterrains comme elle doit aussi contrôler la consommation (pour le gouvernorat de Sfax n’a-t-on pas dit que la consommation a augmenté de 13% ?), pour l’amélioration de l’efficacité de l’irrigation, pour la réduction de la pollution des eaux et elle doit encourager financièrement tous les projets tendant à économiser la ressource en accordant une attention particulière aux fuites.
Il faut rappeler ici que l’irrigation mal gérée, l’industrialisation, l’urbanisation conséquente et une relative amélioration du niveau de vie de certains de nos concitoyens ont conduit à une réduction sérieuse des nappes souterraines, à la perte des habitats naturels (comme à l’Ichkeul) et à la pollution de l’eau par les stériles des mines, les eaux usées et les rejets industriels. Le fait aussi que l’eau et sa gestion relèvent de plusieurs ministères ne facilite évidemment pas les choses et laisse un vaste champ où fleurit la bureaucratie et la dilution des responsabilités. C’est ainsi que des données essentielles sur les précipitations, les eaux souterraines, la pollution, les usages sectoriels de la ressource, les avancées de la recherche…. ne sont pas partagées et ne sont souvent pas disponibles pour le public. En vue de la définition d’une politique qui tienne la route, les barrières bureaucratiques doivent être abattues. Cette politique doit tenir compte et anticiper les effets des changements climatiques sur la disponibilité de la ressource. Une étude ( Approaching a state shift in Earth’s biosphere) publiée dans le numéro de Nature – la première revue scientifique du monde - du 07 juin 2012 vient confirmer la nécessité d’accorder une grande attention à ces variations climatiques et rappelle, par exemple, que le Sahara était, il y a 5500 ans, constitué de prairies verdoyantes et fertiles.
Assurer l’alimentation en eau des populations est bien entendu une excellente chose, mais elle doit aussi s’accompagner de mesures de collecte et d’évacuation. Le Président américain Theodore Roosevelt notait qu’ « un peuple civilisé doit savoir disposer de ses eaux usées d’une manière telle qu’il ne les retrouve pas dans son eau potable. » En effet, une famille de cinq personnes produit 250 litres d’excréments par an et l’usage de la chasse d’eau contamine 150 000 litres d’eau pour les évacuer. De plus, les stations d’épuration nécessitent une énergie conséquente et produisent des boues dont il faut se débarrasser correctement. C’est pourquoi beaucoup de pays commencent à promouvoir l’usage des toilettes sèches, du compostage… pour protéger les eaux souterraines et faire des économies d’eau et d’énergie. Pourquoi ne pas saisir l’occasion de cette crise pour lancer une réflexion sur ce sujet ?
Gare aux conseillers mal intentionnés !
Le dernier point qui vient à l’esprit devant cette crise est la possibilité de son exploitation par ceux qui mettent une étiquette de prix à toute chose mais ignorent la valeur des choses, pour paraphraser le poète anglais Byron. Certains viennent en Tunisie pour vanter « le modèle français » qui confie la gestion du service public de l’eau à un délégataire privé comme les multinationales Véolia Eau, la Lyonnaise des Eaux ou la Saur. Ce modèle connaît pourtant de nombreuses défaillances. Corruption, affaires en justice, maires en prison comme à Grenoble… émaillent son parcours. Rappelons seulement l’affaire des « provisions pour renouvellement » mettant en tort Jean-Marie Messier et qui a conduit à la volatilisation de 27 milliards de francs (4,1 milliards d’euros) accumulés jusqu’en 1996 et initialement destinés à la restauration de centaines de milliers de km de canalisations françaises trop âgées. Cette gestion déléguée d’un bien commun aussi primordial que l’eau est dénoncée par une constellation d’acteurs : élus locaux, syndicalistes, militants associatifs qui s’opposent au système de gestion de l’eau « à la française », en critiquent les dérives, la suprématie de l’intérêt privé et plus généralement « la marchandisation » de l’eau. Des villes comme Cherbourg, Grenoble, Paris, Evry, Castres, Rouen, Montbéliard et Bordeaux ont opté pour la transparence, la participation citoyenne et la baisse du prix du m3 pour le consommateur et ont donc dénoncé les contrats les liant aux multinationales. C’est ainsi qu’à Paris les tarifs ont diminué de 8% et la ville a quand même réalisé 35 millions d’euros d’économie depuis qu’elle a repris les choses en main. Bien plus : devant le Parlement, le 03 juillet 2012, M. Marc Ayrault, le Premier Ministre, a affirmé que les biens communs comme l’eau ne sauraient être livrés aux lois du marché. Mais cette situation n’est pas l’apanage de la France : en Australie, la ville d’Adélaïde a mis à la porte les multinationales de l’eau. En Italie, la Cour constitutionnelle a bloqué le 07 juillet 2012 la privatisation de l’eau et des services publics voulue par Berlusconi et son gouvernement. Au Burkina Faso, la société civile s’est opposée à la multinationale française Véolia car la société nationale faisait des bénéfices.
Au dernier Forum Mondial de l’Eau de Marseille (mars 2012), la Tunisie officielle était présente à cette manifestation parrainée essentiellement par les multinationales de l’eau. Il est dommage que la Tunisie post-14 janvier ne se soit pas signalée au Forum Alternatif de l’Eau (FAME) organisée à la même époque, dans la même ville, par les sociétés civiles française et internationale.
Si la crise actuelle de l’eau que vit notre pays pouvait amener le gouvernement à convoquer une conférence nationale pour débattre de ces questions avec tous les acteurs, on pourrait dire - en nous excusant auprès de nos concitoyens privés d’eau - « A quelque chose, malheur est bon ! »
Mohamed Larbi Bouguerra
La SONEDE a lancé, en 2010, un appel d’offres international pour la construction de dix stations de dessalement d’eau de mer qui devraient entrer en production fin 2013. Le site Tunisnews notait le 31 juillet 2010 que « le lancement de l’appel d’offre …est intervenu deux semaines après que la firme espagnole Befesa , en partenariat avec le groupe tunisien Princesse El Materi Holding, en a remporté un autre relatif à la construction et à l’exploitation d’une station de dessalement dans l’île de Djerba. » L’investissement nécessaire est de 133 millions de dinars et vise une production de 50 000 m3/jour. L’exploitation et l’entretien seront du ressort du consortium formé entre Befesa Aqua et le groupe Princesse El Materi Holding, propriété alors de Mohamed Sakhr El Materi, député RCD et gendre de Ben Ali. La concession est consentie pour vingt ans au moyen d’un contrat BOT (Build, Operate and Transfer) qui confère un droit réel sur les biens en cause et permet d’amortir les investissements consentis. Par la vente de l’eau produite, sur 20 ans, les recettes devraient frôler les 419 millions de dinars et le chiffre d’affaires annuel atteindre 21 millions de dinars. Or, pour atteindre ces chiffres, il faut produire une eau qui sera cédée au tarif moyen de 1140 millimes le m3 tout au long de la concession des vingt ans. Ce tarif est très élevé comparativement aux taux fixés par l’arrêté interministériel de juillet 2010, taux qui varient de 145 à 890 millimes. Bien juteuse affaire donc pour M. El Materi et ses compères ibériques ! Bien mauvaise affaire cependant pour la communauté nationale car cette affaire va dans le sens de la privatisation de la distribution de l’eau à nos concitoyens alors que la SONEDE est une entreprise publique, propriété de la Nation. Privatiser signifie généralement nationaliser les pertes et privatiser les bénéfices. Déjà, les observateurs en matière d’eau se sont alarmés lorsque M. Loïc Fauchon, président du Conseil Mondial de l’eau dont le siège est à Marseille- un think tank des multinationales de l’eau - et « représentant de commerce » des grandes compagnies françaises de l’eau (il est lui-même Président de la Compagnie des Eaux de Marseille) avait été reçu, en juin 2008, par M. le Premier Ministre . Ces mêmes observateurs ont été aussi mis en alerte par la déclaration sibylline de M. Abdessalem Mansour, ministre à l’époque de l’Agriculture et des Ressources hydrauliques et de la pêche qui affirmait : « Le mètre cube d’eau revient à la SONEDE à 685 millimes, elle le vend à 585 millimes » (Ecojournal , 5-11 novembre 2010, p.16). Faut-il rappeler ici que l’eau est un bien commun de toute l’Humanité et que nul ne saurait en être privé pour son incapacité à la payer ?
Une leçon en provenance de Singapour :
Indépendante du colonialisme britannique en 1959, Singapour devint membre de la Fédération de Malaisie en 1963 pour la quitter en 1965. Bien que cette Ville-Etat de 4,6 millions d’habitants recueille et utilise la moindre goutte d’eau qui tombe sur son territoire, la moitié de sa consommation d’eau vient de l’Etat malais de Johor Baru. Face à cette insécurité, son gouvernement s’attela, il y a vingt ans de cela, à l’étude des moyens pour se libérer de cette contrainte. Ouverte sur la mer, Singapour projeta de construire cinq usines de dessalement qui utiliseraient de l’eau saumâtre des marais ou celle de la mer. Mais, au cours des études de faisabilité, banquiers et ingénieurs découvrirent, à leur grande surprise, qu’il était plus économique de recycler l’eau usée tant domestique qu’industrielle et de la traiter de manière à satisfaire les normes de potabilité plutôt que de faire appel au dessalement de l’eau de mer. Aujourd’hui, la plupart des besoins en eau sont ainsi satisfaits à Singapour grâce à de l’eau recyclée appelée NEWwater. En 2008, la production de cette eau a été de 200 millions de litres par jour. Elle est obtenue par microfiltration et osmose inverse des eaux usées et traitement aux rayons UV outre les techniques de traitement conventionnel de l’eau. En 2007, Singapour a reçu la consécration internationale pour ces efforts de recyclage des eaux usées lors de la fameuse Semaine de l’Eau à Stockholm. Parallèlement à ces succès techniques que Singapour exporte même en Chine, le gouvernement a fait d’intenses campagnes pour amener la population à économiser la ressource. On est ainsi passé de 165 litres par jour et par personne en 2003 à 155 en 2009. On vise les 130 litres pour 2030. Autre fantastique succès : les pertes et les fuites d’eau du réseau sont parmi les plus faibles au monde : 5% seulement sachant que le record mondial de 3% est détenu par Copenhague, au Danemark. A Paris, ces pertes sont de 30% et au Canada elles atteignent 38%. Singapour prouve que les eaux usées seront, à l’avenir, la plus importante ressource d’eau durable.
Les problèmes du dessalement :
On voit ainsi que, dire comme Mme Zeineb Ben Ammar Mamlouk, membre de l’Association tunisienne de dessalement et présidente de l’Université de Tunis-El Manar, que : « le dessalement est donc un enjeu stratégique et représente une ressource alternative qui apporte des réponses aux besoins en eau à court et à long terme non seulement pour la Tunisie mais aussi pour l’ensemble de la planète, dans la mesure où la disponibilité d’une eau douce, pure et saine conditionne l’avenir de la biosphère tout entière » (voir EcoJournal, 5-11 novembre 2010, p.16) est passablement exagéré. Il est vrai qu’on compte aujourd’hui 13000 unités de dessalement dans le monde mais elles ne répondent qu’à un maigre 0,2% de la consommation d’eau globale.
Tout d’abord, il va de soi que le dessalement ne saurait répondre aux besoins de l’agriculture sur la planète. De plus, cette technique exige une énergie considérable qui compte pour moitié dans le coût du dessalement. Cette énergie provient généralement de la combustion des hydrocarbures fossiles (charbon, pétrole….) et génère par conséquent des quantités fort importantes de gaz carbonique, responsable de l’effet de serre et donc des changements climatiques qui se traduisent par la sécheresse et les perturbations du cycle naturel de l’eau. Les Australiens, victimes d’une sécheresse sans précédent, ont compris cette contradiction et s’opposent au dessalement (voir article de Norimitsu Onishi dans le New York Times du 10 juillet 2010). Par ailleurs, le dessalement continue à être une technique coûteuse même si des efforts considérables sont faits aujourd’hui pour en abaisser le prix de revient. En général, l’eau dessalée coûte trois fois plus cher que celle produite par les techniques traditionnelles d’eau potable. Naturellement, les pays du Golfe, assis sur leurs matelas de dollars et leurs puits de pétrole, ne sont guère concernés par ces considérations mesquines, eux qui dépensent 18 millions de dollars par jour pour boire cette eau dessalée.
Sur le plan de l’environnement, les saumures (solutions concentrées en sels et en divers éléments chimiques) obtenues lors du dessalement posent de gros problèmes de stockage. Leur rejet en mer empoisonne toute la biodiversité et, en Californie, l’injection de ces solutions chimiques est soupçonnée d’induire des tremblements de terre. En outre, l’Agence Américaine de l’Environnement(EPA) trouve que le pompage de l’eau de mer par les stations de dessalement tue annuellement 3,4 milliards de poissons et d’autres animaux marins et calcule que les pêcheurs perdent ainsi 12, 5 millions de dollars par an. L’Agence pense aussi que les unités de dessalement détruisent 90% du plancton et des œufs de poisson dans les eaux avoisinantes.
Quant à la qualité de l’eau de mer dessalée, les études montrent qu’elle renferme des taux élevés de bore, un élément rarement rencontré en quantité dangereuse dans les eaux potables. Les spécialistes le considèrent comme toxique pour la reproduction et le développement chez l’animal. Chez l’homme, il irrite le système digestif.
Plutôt donc que le dessalement, la bonne gouvernance de l’eau pourrait résoudre, dans bien des cas, les problèmes d’eau potable. Economiser l’eau, éduquer les utilisateurs, lutter contre les fuites, recueillir l’eau de pluie comme on le faisait dans nos maisons traditionnelles est souvent plus rentable- sur le plan économique comme sur celui de l’environnement- que le dessalement.
Le dessalement n’est pas la panacée aux difficultés que connaît notre pays. D’autres solutions –gratuites- existent. Il faut responsabiliser nos concitoyens et les amener à militer pour l’usage durable de cet élément vital et à nul autre pareil que Sakhr El Materi et ses suppôts veulent transformer en banale marchandise, eux qui connaissent les prix de toute chose et ignorent la valeur des choses, comme disait le poète anglais Byron.
CRISE DE L’EAU….. UNE CRISE DE L’EAU RICHE D’ENSEIGNEMENTS.
Mohamed Larbi Bouguerra
Le gouvernement tunisien doit prêter la plus grande attention à l’actuelle crise de l’eau qui peut devenir un vrai problème de sécurité publique et un exutoire du mal vivre cristallisant les mécontentements et les revendications non satisfaites. Gardons à l’esprit le douloureux cas algérien. Les émeutes pour l’eau à Alger ont conduit à la formation, en octobre 1988, du Front Islamique du Salut (FIS) avec cette terrible retombée : une guerre civile qui a fait 200 000 morts !
Aujourd’hui, la crise de l’eau secoue diverses régions de notre pays et nos compatriotes souffrent et courent même des risques sanitaires avérés. Nul ne peut se passer de cette ressource vitale - été caniculaire ou pas. « L’eau est un organe du monde » écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans son livre - un classique - « L’eau et les rêves ». Et comme si la situation n’était pas assez grave, voilà que la SONEDE annonce, dans un communiqué, le 26 juillet 2012, que dans les délégations de Melloulèch, Chorbane et Souassi du gouvernorat de Mahdia, son réseau a été l’objet d’actes malveillants et de sabotages.
Face aux multinationales et à tous ceux qui veulent faire de l’eau une marchandise, les Tunisiens doivent se mobiliser pour protéger ces précieux bijoux de famille que sont la SONEDE et la STEG – services publics relevant de l’Etat tunisien. C’est pourquoi, il faut condamner avec la dernière énergie les atteintes portées au réseau de distribution d’eau dans notre pays. D’autant que ces actes contreviennent à toutes nos traditions. Qui, chez nous, refuserait un verre d’eau à qui le demande ? Le prophète n’enseigne-t-il pas que la meilleure action que puisse faire le musulman c’est de donner à boire à son prochain ? L’eau a toujours été un élément chargé de symboles dans notre pays, un élément regardé avec vénération : le site archéologique d’El Guettar – près de Gafsa précisément où l’eau fait aujourd’hui souvent défaut - a révélé le plus vieil édifice religieux du monde, un monument « moustérien » (45000 ans avant J.C), élevé pour entretenir la pérennité d’une source !
Porter la main sur les installations de la SONEDE est non seulement contreproductif mais proprement criminel. Il est étonnant que le Ministre de l’Agriculture, intervenant le 27 juillet 2012 sur les ondes de Radio Express FM sur la crise de l’eau, ne condamne pas fermement ces sabotages et impute sans ambages la responsabilité à la SONEDE qui n’aurait pas construit un barrage de stockage. Il est vrai que des problèmes de gouvernance existent à la SONEDE et que des investissements sont nécessaires, notamment pour amener l’eau potable dans les zones outrageusement oubliées par l’ancien régime –qui recevait pourtant des fonds importants de l’UE, du Japon…- et une rationalisation des interventions doit être faite de toute urgence.
En fait, il faut autre chose que des mots.
Le pays a besoin d’un réseau intégré pour gérer tant les eaux de surface que celles des nappes souterraines.
Les coupures d’eau et les problèmes sur la qualité de l’eau de robinet ont bien sûr été enregistrés par le passé. La liberté de la presse et de l’expression procurées par la Révolution ont mis à jour ce qui était caché et les textes laudateurs dont nous gratifiait une certaine presse sur « les réalisations présidentielles » ne sont plus de saison. L’ampleur de la crise actuelle a cependant surpris même si les experts – comme ceux de l’UNESCO - placent depuis longtemps la Tunisie dans la catégorie des pays qui auront des problèmes sérieux d’eau à l’horizon 2025. Les accusations réciproques SONEDE-STEG prouvent néanmoins aux Tunisiens à quel point eau et énergie sont liés. Distribuer l’eau nécessite de l’énergie. De plus, l’eau est nécessaire à la production de l’électricité soit pour le refroidissement des centrales thermiques (voire nucléaires) soit pour actionner les turbines des centrales hydrauliques.
Pour une politique nationale de l’eau
Nos responsables devraient définir une politique nationale de l’eau et pointer clairement les priorités en la matière. Une gestion durable de l’eau est un élément critique tant sur le plan de la production des aliments que sur celui de l’économie ou de l’écologie, voire de la sécurité nationale. Cette politique devrait notamment énoncer des règles pour le contrôle des pompages souterrains comme elle doit aussi contrôler la consommation (pour le gouvernorat de Sfax n’a-t-on pas dit que la consommation a augmenté de 13% ?), pour l’amélioration de l’efficacité de l’irrigation, pour la réduction de la pollution des eaux et elle doit encourager financièrement tous les projets tendant à économiser la ressource en accordant une attention particulière aux fuites.
Il faut rappeler ici que l’irrigation mal gérée, l’industrialisation, l’urbanisation conséquente et une relative amélioration du niveau de vie de certains de nos concitoyens ont conduit à une réduction sérieuse des nappes souterraines, à la perte des habitats naturels (comme à l’Ichkeul) et à la pollution de l’eau par les stériles des mines, les eaux usées et les rejets industriels. Le fait aussi que l’eau et sa gestion relèvent de plusieurs ministères ne facilite évidemment pas les choses et laisse un vaste champ où fleurit la bureaucratie et la dilution des responsabilités. C’est ainsi que des données essentielles sur les précipitations, les eaux souterraines, la pollution, les usages sectoriels de la ressource, les avancées de la recherche…. ne sont pas partagées et ne sont souvent pas disponibles pour le public. En vue de la définition d’une politique qui tienne la route, les barrières bureaucratiques doivent être abattues. Cette politique doit tenir compte et anticiper les effets des changements climatiques sur la disponibilité de la ressource. Une étude ( Approaching a state shift in Earth’s biosphere) publiée dans le numéro de Nature – la première revue scientifique du monde - du 07 juin 2012 vient confirmer la nécessité d’accorder une grande attention à ces variations climatiques et rappelle, par exemple, que le Sahara était, il y a 5500 ans, constitué de prairies verdoyantes et fertiles.
Assurer l’alimentation en eau des populations est bien entendu une excellente chose, mais elle doit aussi s’accompagner de mesures de collecte et d’évacuation. Le Président américain Theodore Roosevelt notait qu’ « un peuple civilisé doit savoir disposer de ses eaux usées d’une manière telle qu’il ne les retrouve pas dans son eau potable. » En effet, une famille de cinq personnes produit 250 litres d’excréments par an et l’usage de la chasse d’eau contamine 150 000 litres d’eau pour les évacuer. De plus, les stations d’épuration nécessitent une énergie conséquente et produisent des boues dont il faut se débarrasser correctement. C’est pourquoi beaucoup de pays commencent à promouvoir l’usage des toilettes sèches, du compostage… pour protéger les eaux souterraines et faire des économies d’eau et d’énergie. Pourquoi ne pas saisir l’occasion de cette crise pour lancer une réflexion sur ce sujet ?
Gare aux conseillers mal intentionnés !
Le dernier point qui vient à l’esprit devant cette crise est la possibilité de son exploitation par ceux qui mettent une étiquette de prix à toute chose mais ignorent la valeur des choses, pour paraphraser le poète anglais Byron. Certains viennent en Tunisie pour vanter « le modèle français » qui confie la gestion du service public de l’eau à un délégataire privé comme les multinationales Véolia Eau, la Lyonnaise des Eaux ou la Saur. Ce modèle connaît pourtant de nombreuses défaillances. Corruption, affaires en justice, maires en prison comme à Grenoble… émaillent son parcours. Rappelons seulement l’affaire des « provisions pour renouvellement » mettant en tort Jean-Marie Messier et qui a conduit à la volatilisation de 27 milliards de francs (4,1 milliards d’euros) accumulés jusqu’en 1996 et initialement destinés à la restauration de centaines de milliers de km de canalisations françaises trop âgées. Cette gestion déléguée d’un bien commun aussi primordial que l’eau est dénoncée par une constellation d’acteurs : élus locaux, syndicalistes, militants associatifs qui s’opposent au système de gestion de l’eau « à la française », en critiquent les dérives, la suprématie de l’intérêt privé et plus généralement « la marchandisation » de l’eau. Des villes comme Cherbourg, Grenoble, Paris, Evry, Castres, Rouen, Montbéliard et Bordeaux ont opté pour la transparence, la participation citoyenne et la baisse du prix du m3 pour le consommateur et ont donc dénoncé les contrats les liant aux multinationales. C’est ainsi qu’à Paris les tarifs ont diminué de 8% et la ville a quand même réalisé 35 millions d’euros d’économie depuis qu’elle a repris les choses en main. Bien plus : devant le Parlement, le 03 juillet 2012, M. Marc Ayrault, le Premier Ministre, a affirmé que les biens communs comme l’eau ne sauraient être livrés aux lois du marché. Mais cette situation n’est pas l’apanage de la France : en Australie, la ville d’Adélaïde a mis à la porte les multinationales de l’eau. En Italie, la Cour constitutionnelle a bloqué le 07 juillet 2012 la privatisation de l’eau et des services publics voulue par Berlusconi et son gouvernement. Au Burkina Faso, la société civile s’est opposée à la multinationale française Véolia car la société nationale faisait des bénéfices.
Au dernier Forum Mondial de l’Eau de Marseille (mars 2012), la Tunisie officielle était présente à cette manifestation parrainée essentiellement par les multinationales de l’eau. Il est dommage que la Tunisie post-14 janvier ne se soit pas signalée au Forum Alternatif de l’Eau (FAME) organisée à la même époque, dans la même ville, par les sociétés civiles française et internationale.
Si la crise actuelle de l’eau que vit notre pays pouvait amener le gouvernement à convoquer une conférence nationale pour débattre de ces questions avec tous les acteurs, on pourrait dire - en nous excusant auprès de nos concitoyens privés d’eau - « A quelque chose, malheur est bon ! »