
Au Brésil, le détournement des eaux du Sao Francisco
près onze jours de grève de la faim, Mgr Luis Cappio a cessé son action de protestation contre le projet de détournement
des eaux du fleuve Sao Francisco. Très affaibli, l'évêque de Barra (Etat de Bahia) a accepté, jeudi 6 octobre, l'invitation du président Luiz Inacio Lula da Silva, remise en mains propres par le ministre des relations institutionnelles, Jacques Wagner, à se rendre à Brasilia.Je considère comme un geste de grandeur
du président l'offre de poursuivre le dialogue" , a déclaré Mgr Cappio, qui avait cessé de s'alimenter pour empêcher des travaux d'aménagement imminents sur le Sao Francisco, troisième fleuve du Brésil (2 700 km), qui assure 75 % de l'alimentation en eau du Nord-Est du pays. Au même moment, la justice fédérale a suspendu par référé le début des travaux, pour irrégularités dans les formalités préalables.Au sein de l'Eglise catholique, la grève de la faim de l'évêque de Barra n'a pas fait l'unanimité. Alors que le président de l'épiscopat, Mgr Geraldo Magella Agnelo, a écrit au président Lula pour lui demander de retarder le chantier,
des prélats de la région concernée par le détournement des eaux ont condamné publiquement la "position extrême" de Mgr Cappio et rappelé leur soutien au projet gouvernemental.Enfin, le Vatican a demandé à l'évêque de suspendre sa grève en envoyant à son chevet le nonce apostolique à Brasilia, Lorenzo Baldisseri.
Pour mobiliser l'opinion publique sur un sujet qui alimente la polémique depuis plus d'un siècle, "Dom Luis", comme l'appellent les fidèles, s'était installé dans la chapelle Saint-Sébastien
du village de Cabrobo (Etat du Pernambouc), à proximité du lieu où doit être creusé le premier canal de déviation du cours des eaux.Région la plus pauvre
du Brésil, le Nordeste souffre d'une sécheresse endémique. L'eau est partout en sous-sol, assurent les spécialistes, mais, en surface, hommes et animaux ont soif. Dévier le cours du fleuve Sao Francisco pour alimenter des rivières et des lagunes asséchées en dehors de la courte saison des pluies est une solution évoquée depuis longtemps.CHANTIER TITANESQUE
Pour la première fois, un gouvernement a élaboré et chiffré ce projet titanesque : le chantier devrait durer une vingtaine d'années et coûter 1,5 milliard d'euros. Il s'agit de détourner 1,4 %
du cours d'eau vers deux canaux principaux puis, grâce à 700 km de canaux et de galeries, d'acheminer l'eau potable à 12 millions de personnes, engendrant ainsi le développement économique de la région, selon le gouvernement. Le ministre de l'intégration régionale, Ciro Gomes, ne parle d'ailleurs jamais de "détournement" du fleuve, mais d'"intégration des bassins hydrographiques pour assurer la sécurité en eau des habitants" . L'élaboration du projet a pris deux ans et demi, "avec des consultations et débats" , assure-t-on à Brasilia.Toutefois, "Dom Luis" Cappio conteste l'utilité
du projet si rien n'est fait pour revitaliser le Sao Francisco. En 1993 et 1994, il a effectué une longue pérégrination d'un bout à l'autre du fleuve, constatant que le "Vieux Chico", comme l'appellent ses riverains, est affecté par l'ensablement, les ordures et le déversement des égouts de 250 villes sans aucun traitement préalable. Ses berges sont pratiquement pelées, car les arbres ont été transformés en charbon de bois.Dans sa missive à l'évêque, le président Lula s'engage à privilégier l'assainissement
du fleuve et à obtenir plus de crédits destinés à rendre vie au Sao Francisco.Mgr Cappio et les adversaires
du projet redoutent aussi que le détournement des eaux du Sao Francisco ne profite aux grands propriétaires et non pas aux plus pauvres, victimes depuis des lustres de l'"industrie de la sécheresse" . Dans des villages isolés, des camions-citernes sont offerts contre des bulletins de vote, et les nombreux projets antérieurs d'irrigation ont permis à des élus de s'enrichir. En même temps, l'aéroport de Petrolina (Pernambouc) reçoit des avions-cargos pour exporter des fruits : la chaleur et l'eau permettent six saisons de cueillette du raisin, plusieurs de mangues.
Annie Gasnier
Article paru dans l'édition du Monde
du 08.10.05