
illustration de alejandro magallanes
Marcelino est au bout du monde sauf qu'il a encore une demi-heure de marche. Le minibus ne va pas plus loin, il a déjà fait demi-tour. Au-delà, vers le sud, il n'y a plus que les centaines de kilomètres de l'Altiplano, le haut plateau andin qui couvre l'ouest de la Bolivie, ras et désert. Mais Marcelino doit encore arriver chez lui, à «Copacabana». Le nom du «lotissement» ne le fait plus sourire. Cette poignée de maisons basses d'adobe et de tôle est située à l'extrême sud du 8e District d'El Alto, l'arrondissement le plus excentré, le plus pauvre. El Alto est l'immense banlieue cache-misère qui domine à 4 000 m d'altitude la vallée de La Paz. La capitale administrative de la Bolivie déroule ses quartiers escarpés entre 3 800 et 3 300 m. Les zones résidentielles cherchent les plus basses altitudes, plus tempérées, et au-dessus, gonflé par le torrent de l'exode rural de ces deux dernières décennies, El Alto, «Le Haut», est sans doute déjà la troisième ville du pays. Les recensements ont du mal à suivre. Sans doute un million d'habitants, soit dix fois plus qu'il y a trente ans. Une partie des districts 7, 8 et 9, où les «lotissements» croissent comme des champignons, tient du bidonville.
A 79 ans, Marcelino grimace de ses sept dents. «Les dirigeants passent, mais nous, on est toujours là et rien ne change. Il faut leur dire.» Il s'est installé à Copacabana il y a deux ans, c'est tout ce qu'il pouvait acheter. Ancien ouvrier du textile, il touche 1 000 bolivianos de retraite par mois (95 euros). Il a quatre murs, pas d'eau ni d'électricité. Il s'éclaire au kérosène. «Mais le plus dur, c'est l'eau.» Il recueille l'eau de pluie dans sa cour. Et quand il ne pleut pas, il fait sa demi-heure de marche, dans un sens puis dans l'autre, les bras chargés de bidons. «On est prêts à payer, pour l'eau, pour l'électricité, pour tout, mais ici, rien n'arrive, impossible d'être connectés.»
A 79 ans, Marcelino grimace de ses sept dents. «Les dirigeants passent, mais nous, on est toujours là et rien ne change. Il faut leur dire.» Il s'est installé à Copacabana il y a deux ans, c'est tout ce qu'il pouvait acheter. Ancien ouvrier du textile, il touche 1 000 bolivianos de retraite par mois (95 euros). Il a quatre murs, pas d'eau ni d'électricité. Il s'éclaire au kérosène. «Mais le plus dur, c'est l'eau.» Il recueille l'eau de pluie dans sa cour. Et quand il ne pleut pas, il fait sa demi-heure de marche, dans un sens puis dans l'autre, les bras chargés de bidons. «On est prêts à payer, pour l'eau, pour l'électricité, pour tout, mais ici, rien n'arrive, impossible d'être connectés.»
- 86 morts en octobre 2003
A El Alto, l'eau est devenue un enjeu politique et social. Comme pour tour à tour l'augmentation du prix des carburants ou la nationalisation de l'exploitation des immenses réserves de gaz naturel du pays (lire aussi page 10), la ville est au coeur de la mobilisation incessante qui rendrait, selon le président Carlos Mesa, le pays «ingouvernable». Régulièrement, depuis des mois, les manifestations, les «marches civiques», paralysent le pays le plus déshérité d'Amérique du Sud. Contre, en vrac : les entreprises «multinationales», la «mise à sac des ressources naturelles», la mondialisation... En octobre 2003, la répression sanglante (86 morts) de manifestations parties d'El Alto a poussé le président de l'époque, le libéral Gonzalo Sánchez de Lozada, à s'enfuir nuitamment à Miami. Depuis, Carlos Mesa, son vice-président, un historien et journaliste indépendant des partis politiques et qui avait pris depuis longtemps ses distances avec Sánchez de Lozada, a pris le relais à la tête de l'Etat. Il a promis la négociation, pour chaque conflit, et l'arrêt de toute répression policière. Ce qui lui vaut des sommets de popularité. Mais il reste la cible des mouvements les plus intransigeants, comme le MAS (Mouvement vers le socialisme), d'extrême gauche, deuxième parti représenté au Parlement ; la puissante Centrale ouvrière bolivienne (COB) ; ou la Fejuve, la Fédération des associations de quartiers d'El Alto, associations dont l'existence juridique reconnue par la loi en fait des groupes de pression pour l'amélioration des conditions de vie dans les districts.
- Tenir El Alto, c'est paralyser La Paz
El Alto est devenu le symbole des conflits sociaux boliviens voire sud-américains parce que la ville concentre l'exclusion du pays, tous les laissés pour-compte de la frénésie d'ultralibéralisme des années 90. Les privatisations ont visé bien au-delà de toutes les entreprises publiques du pays, mines, chemins de fer, compagnies aériennes... Même le système des retraites était concerné. Depuis ce jour où la Bolivie est passée au système de capitalisation, l'Etat assume les retraites qu'il lui reste à payer, mais sans recevoir aucune cotisation, puisque désormais les salariés remplissent individuellement leur caisse de fonds de pension privés. La manoeuvre a plombé pour des lustres les comptes publics... donc les budgets sociaux.
Tenir El Alto, c'est paralyser La Paz, son aéroport international mais surtout la route principale du pays. «Quelques centaines de manifestants bien mobilisés et nous bloquons», reconnaît-on à la Fejuve. La route, il n'y en a qu'une et c'est l'axe de communication principal du pays. De La Paz, elle traverse El Alto du nord au sud, donc par le 8e District, puis file vers les autres villes boliviennes : Oruro, Potosi et Sucre au sud, Cochabamba et Santa Cruz vers l'est. Bloquer la route d'El Alto est devenu l'objectif de tous les mouvements sociaux, du plus petit quelques bolivianos d'augmentation pour les instituteurs au plus important : renationaliser la distribution d'eau à El Alto. C'est ce qui s'est passé début janvier quand la Fejuve d'El Alto a bloqué La Paz. Et obtenu ainsi du gouvernement qu'il étudie l'annulation du contrat de privatisation passé en 1997 avec l'entreprise Aguas del Illimani, filiale à 55 % du groupe français Suez Environnement.
Le 8e District s'étend sur des kilomètres des deux côtés de «la route», enchevêtrement de «lotissements» d'adobe, de rues boueuses, parfois traversées par des lignes électriques à haute tension, qui témoigne de la rapidité de la croissance de la ville. Quelques rares rues sont pavées. Ici ou là, l'aide internationale a permis la construction d'écoles flambant neuves. Le ramassage des ordures est aléatoire. Entre les maisons, des terrains vagues servent donc de décharges où se nourrissent chèvres, cochons et poules. L'éclairage public est chiche ou inexistant. Sur certains pylônes, les habitants ont «pendu» symboliquement des mannequins de chiffons pour éloigner voleurs et violeurs. «Quand nous sommes arrivés ici, il y a vingt ans, il n'y avait rien, pas une maison, juste la "pampa" de l'Altiplano, raconte Victor, qui travaille comme mécanicien dans le lotissement "Panoramica 2". Nous avons l'électricité depuis deux ans et l'eau courante enfin depuis quelques mois, mais toujours pas d'égouts.» Les eaux usées filent directement dans la rue, dans les caniveaux quand il y en a. Non loin, Guillermina élève dans quelques mètres carrés sept enfants et un petit-fils. Un mari «sur les routes» et pas d'eau courante «pour toutes ces lessives». Dans sa cour, elle entrepose des bidons de 200 litres qu'elle paye «trop cher» : quatre bolivianos, moins de 50 centimes d'euro. Dès qu'elle peut elle recueille aussi de l'eau de pluie. «Je voudrais bien me raccorder, mais on m'explique que ce n'est pas possible. Pourtant, là, juste en face de chez moi, ils sont connectés.»
La Paz et El Alto ne manquent pas d'eau. Le bassin profite de ces pics enneigés qui dépassent les 6 000 m, même si les paceños, les habitants de La Paz, affirment que les neiges éternelles fondent au rythme du réchauffement de la planète. Le prix du mètre carré n'est pas non plus le problème, c'est un des moins élevés du continent. «Ce qui nous a obligés à une mobilisation radicale, ce sont ces milliers d'habitants qui ne peuvent toujours pas être raccordés à l'eau courante, explique Alcira Godoy, une responsable de la Fejuve du 8e District. Sans parler de ces dizaines ou centaines de milliers qui n'ont pas de réseau d'assainissement.»
- «Les guerriers de l'eau et de la vie»
Au siège de la Fejuve, des affiches couvrent les murs pour en appeler à «la mobilisation permanente des guerriers de l'eau et de la vie, jusqu'à enterrer le néolibéralisme». La Fédération des associations de quartier, à l'image de tous les influents mouvements radicaux boliviens qui ne rêvent que d'une économie étatisée à la cubaine, veut expulser toute entreprise privée des services publics. «Le passé a montré que la privatisation des services publics de base, comme l'eau, n'a pas fonctionné, affirme Abel Mamani, le jeune coordinateur de la Fejuve. C'est à nous de décider ce que nous voulons, pour nous et nos enfants.»
Suez Environnement a beau jeu de rappeler que son installation à La Paz a permis «un taux de raccordement (aux réseaux) moyen annuel presque trois fois plus élevé que sous la gestion publique antérieure», quand l'entreprise, alors municipale, était surtout connue pour alimenter le clientélisme et la corruption de la classe politique bolivienne. Suez, qui ne fait en Bolivie que... 0,04 % de son chiffre d'affaires, affirme que, depuis son installation en 1997, «92 % des ressources générées par l'entreprise ont été reversées à la communauté bolivienne» à travers impôts, investissements, salaires... Il y a moins de six mois, un rapport de la Superintendance bolivienne des eaux concluait d'ailleurs qu'Aguas de Illimani était l'entreprise du genre la plus efficace dans tout le pays. Le gouvernement a cependant cédé après la révolte de janvier et négocie aujourd'hui la création d'une entreprise mixte, privée-publique, ce qui permettrait à Suez de rester dans le capital et éviter que l'entreprise réclame des millions de dollars d'indemnités pour rupture de contrat. Mais la Fejuve brandit la menace de nouvelles mobilisations si l'entreprise ne fait pas ses bagages.
Méchant comme un volcan, un orage andin a vomi ses trombes d'eau sur El Alto. En quelques secondes, les eaux usées des égouts en plein air sont parties dans des torrents de boue dans les rues du 8e District.