
Au cœur de l'Himalaya, à plus de 5 600 mètres d'altitude, la passe de Khardung La, balayée par les vents, est la route carrossable la plus élevée du monde. Nous sommes en Inde, dans la région du Ladakh. Ritesh Arya, hydrologue intrépide, est sur le point de remporter son pari en découvrant des réserves d'eau souterraines à Khardung La, une prouesse plus formidable encore que son record mondial de forage de puits en haute altitude. Deux puits forés récemment à South Pullu et North Pullu [deux bases bordant le Khardung La] déversent déjà leur eau claire aux postes militaires et aux refuges de montagne situés de part et d'autre de la passe, à respectivement 4 663 mètres et 4 693 mètres d'altitude.
Il y a un mois encore, la seule source d'eau potable se trouvait dans les lointains réservoirs d'eau de Leh [capitale du Ladakh] et de Partapur, au pied du glacier de Siachen [à la frontière chinoise]. "C'est vraiment un miracle de parvenir à trouver des nappes d'eau souterraines à cette altitude", lance un officier du poste militaire de South Pullu, situé dans une zone granitique. D'après les connaissances des géologues, le granite est trop imperméable pour laisser filtrer l'eau. Mais Arya avait repéré, à 6 kilomètres en contrebas de la route, une vallée encaissée pleine de débris rocheux au pied du glacier, indice certain de la présence d'eau souterraine provenant de la fonte du glacier. Deux jours après, il faisait forer un puits à 90 mètres de profondeur, en plein dans une nappe d'eau.
Arya prépare ses opérations de forage après avoir étudié les versants rocheux environnants. En combinant son expérience de terrain en tant que géologue spécialiste de l'Himalaya et une approche inédite en matière de prospection, cet hydrologue converti en professionnel du forage a ouvert de nouvelles perspectives en matière d'exploitation des réserves d'eau dans le désert de haute altitude de Ladakh. Au cours des douze dernières années, Arya a foré plus d'une centaine de puits en terrains inhospitaliers ou dangereux, où aucun géologue ni agence gouvernementale n'avaient osé s'aventurer auparavant. Du glacier de Siachen et de la vallée de l'Indus jusqu'aux hauteurs de Leh et de Kargil [seconde ville la plus peuplée du Ladakh], les efforts d'Arya permettent d'alimenter les soldats et les habitants en eau quelles que soient les conditions climatiques.
Le travail de pionnier d'Arya pourrait également permettre de redéfinir l'hydrologie de l'Himalaya et de modifier les dispositifs traditionnels en matière d'eau potable et d'irrigation dans la région du Ladakh, où la faiblesse des précipitations contraint les habitants à utiliser les eaux de surface du fleuve Indus ou les rivières de montagne descendant du glacier. Outre un déficit d'eau chronique, cette région souffre de problèmes liés au mélange de limon dans l'eau lors de la fonte des glaces en été, et du gel des eaux de surface en hiver. A Leh, 10 % seulement de la population est alimentée en eau courante par les nappes souterraines, le reste devant s'approvisionner aux réservoirs d'eau.
L'exploitation des eaux souterraines, confiée au Central Ground Water Board [organisme rattaché au ministère chargé de la gestion des ressources en eau], s'est limitée aux zones proches de l'Indus. Au-delà de ces limites, l'exploration a toujours été déconseillée au motif qu'un désert montagneux ne pouvait pas disposer de réserves d'eaux souterraines. Mais, en 2006, Arya a fait voler en éclats ce préjugé en forant un puits pour l'armée à plus de 4 200 mètres d'altitude, à Chushul, près de la frontière chinoise. Cet exploit lui a d'ailleurs valu d'entrer dans le Livre des records. "Cela revient à redéfinir les principes de base de la géologie et de la physique en haute altitude", explique-t-il, avant d'ajouter que "l'exploitation systématique des nappes souterraines inutilisées pourrait être à l'origine d'une révolution verte dans ce désert glacé".
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Repères
Situé dans le nord du pays, dans l'Etat du Jammu-et-Cachemire, le Ladakh est la région indienne la plus élevée du sous-continent avec une altitude moyenne de 5 300 mètres. Cette situation géographique en fait donc une des régions les plus sèches du monde, obligeant la population à se masser le long du fleuve Indus. Peuplé de 100 000 habitants, coincé entre le Jammu hindou et la vallée du Cachemire musulmane, le Ladakh conserve une forte identité bouddhiste, héritée de son histoire. En effet, dès le VIIe siècle, les Tibétains se sont installés dans la région, y amenant le bouddhisme. Le ladakhi, langue de la population locale, est d'ailleurs un dialecte du tibétain, et de nombreux réfugiés venus du Tibet se sont installés au Ladakh. Des centaines de marcheurs affluent chaque année au Ladakh, très prisé pour ses treks himalayens depuis son ouverture au tourisme en 1974.