Chrysangy : Les lois sur le financement politique ont-elles réellement changé les pratiques et moralisé la vie politique?
Séverine Tessier. Le financement politique en France est désormais public. Et les dons d'entreprises sont interdits, pourtant les lois sont contournées par des chefs d'entreprise qui donnent en leur nom privé des fonds pour des campagnes électorales en échange de marchés publics que les élus leur octroient. Mais aussi par des surfacturations de prestations. Le financement associatif est aussi parfois très douteux, puisque certaines collectivités accordent des fonds publics de manière discrétionnaire à des associations proches de leurs partis politiques. De plus, les fondations politiques peuvent recevoir des donations d'entreprises, ce qui ne garantit pas la transparence.
En fait, on peut dire que la corruption emprunte tous les visages de la modernité, et la libéralisation croissante des services publics n'est pas de nature à nous rassurer.
Après avoir amnistié les délits politico-financiers, on a rédigé la grande loi de concorde de 1995 sur le financement de la vie politique, mais depuis
on tente encore de garantir l'impunité pour les corrompus puisque cette loi et les condamnations qui en découlent ne sont pas
corrrectement appliquées. Comme l'inéligibilité.
Laurent fatigué: D'après vous, la corruption est elle plus présente aujourd'hui ou juste plus visible (ce qui serait un point positif)?
La corruption est estimée par les Nations Unies à 0,5 à 1 point de croissance mondiale. C'est colossal. Et compte tenu de la dérégulation financière, la corruption semble s'étendre avec la criminalité économique.
charly: Comment jugez-vous la position de Roussin, hier au procès des marchés truqués?
Malheureusement, là encore, une affaire converge vers le Président de la République. Michel Roussin tente de se démarquer. On a affaire à un véritable système et la tentation est toujours présente de se dédouaner pour expliquer que les responsabilités sont ailleurs. De toute façon tôt ou tard, les dirigeants des partis politiques sont bien tenus de rendre des comptes, si ce n'est devant la justice, au moins devant leurs électeurs.
Turbet: quelles sont les propositions d'ANTICOR pour lutter contre la corruption?
Nos propositions touchent autant aux pratiques qu'aux institutions. Par exemple, nous voulons un statut de l'élu digne de ce nom, c'est-à-dire avec des droits, mais aussi des obligations, notamment une limitation stricte du cumul des mandats et des fonctions. Et une formation obligatoire pour les élus, sur la gestion publique locale, le budget et les marchés publics. Certaines de ces propositions sont liées à l'éthique à proprement parler, comme le fait de rendre inéligible un élu condamné pour corruption, ou d'interdire à des entreprises dont les cadres ont été condamnés pour des pots-de-vin d'obtenir des marchés publics.
D'autres propositions sont de nature à renforcer la démocratie et les contre pouvoirs. De plus, nous travaillons en ce moment à l'élaboration d'un grand livre
collectif, dans lequel nous présenterons des idées pour lutter contre la corruption et nous essaierons de les promouvoir dans les partis politiques.
Claire: Anticor semble être composé uniquement d'élus. Comment peut combattre la corruption des politiques uniquement avec des élus?
Au départ, Anticor est une association d'élus, de gauche et de droite, sauf extrême, qui ont décidé de s'unir pour réhabiliter la politique et montrer que sur 500.000 élus, seule une poignée nous discrédite. Nous voulons appeler les partis politiques à faire le ménage. Mais nous avons aussi un comité de parrainage, présidé par le juge Halphen, et qui comprend beaucoup de personnalités et des associations. Ainsi qu'une association qui
s'appelle Les amis d'Anticor, pour permettre à des citoyens non élus de nous aider et de constituer des groupes locaux. C'est ainsi que nous espérons créer un véritable réseau anticorruption.
Anne-Eugenie: faut-il que les élus convaincus de corruption soient inéligibles à vie ou ont-il "droit au pardon"?
Notre proposition est de rendre inéligible un élu condamné définitivement pour corruption, trafic d'influence... Parce qu'on le voit bien pour un fonctionnaire ou un comptable qui aurait pris dans la caisse de sa société, c'est la règle qui s'applique, on ne le remet pas à son poste. Quand on est élu, on doit être exemplaire parce qu'on incarne l'autorité publique. C'est une proposition forte mais de nature dissuasive. Nous en avons longuement débattu. Nous considérons qu'un élu peut militer autrement qu'en exerçant un mandat électoral.
Naema: Le TCE permettra-t-il de lutter contre le blanchiment de l'argent sale et la délinquance financière?
Plusieurs directives européennes contre le blanchiment de l'argent sale, ou contre la corruption, ont déjà vu le jour. Mais ce n'est qu'un rideau de fumée face à l'ampleur du problème. Dans l'Europe qui se construit, le marché prime sur la chose publique et l'intérêt général. Les capitaux circulent librement mais pas les juges. Les multinationales règnent en maître absolu sur nos économies. Je considère qu'en empêchant l'harmonisation fiscale, face aux paradis fiscaux, et en refusant de se donner les moyens de combattre activement le blanchiment de l'argent sale, par la régulation financière, le Traité constitutionnel européen ne donne pas les outils pour combattre la corruption.
De plus, la partie III prône un libéralisme effréné avec le principe de concurrence libre et non faussée. Cela laisse la porte ouverte à la privatisation des services publics, comme c'est déjà le cas de l'énergie ou de la gestion des ressources naturelles. Malheureusement, les intérêts privés et claniques de firmes prédatrices prêtes à tout pour accroître leur part de marché priment. Le plus choquant est qu'on refuse de responsabiliser ces acteurs. Or la grande criminalité économique nourrit non seulement la contestation sociale et le populisme, mais aussi diverses formes de criminalité comme le trafic d'armes, la drogue, le terrorisme, la prostitution... La lutte contre la corruption est une priorité pour promouvoir un développement durable et solidaire et de ce point de vue, le compte n'y est pas.
Lico: Eva Joly a récemment dénoncé ces affaires étouffées qui discréditent la France. Les politiques peuvent-ils retrouver le crédit perdu ou faut-il renouveler la classe politique française?
Malheureusement, la séparation des pouvoirs n'est pas réelle. Et la justice est encore sous tutelle du pouvoir politique en lui étant hiérarchiquement subordonnée. La carrière des magistrats, les nominations, les promotions, dépendent du Garde des Sceaux. Le fait que les juges sont ainsi muselés par l'exécutif crée un déséquilibre, et laisse penser que la justice française est à deux vitesses. Impitoyable pour les citoyens ordinaires et plutôt laxiste en matière de délits politico-financiers. On constate dans les procès qui ont défrayé la chronique que certains juges ont fait l'objet de déstabilisation, de pressions, de menaces, comme ce fut le cas de madame Eva Joly, ou juge Halphen, c'est un vrai problème démocratique. Et c'est aussi pourquoi je milite pour une sixième République, dans laquelle on renforce l'indépendance des juges tout en les responsabilisant.
François: très récemment, une loi est passée qui permet d'augmenter les montants au delà desquels il y a obligation pour une collectivité locale de mettre en place un appel d'offres pour l'octroi de marchés publics. Est-ce que cette disposition n'est pas dangereuse?
Cette disposition constitue une forme de légalisation d'arrangements occultes, puisqu'en dessous des seuils un élu peut s'entendre facilement avec une entreprise. Et la mise en concurrence est simplifiée. Le problème de cette réforme, c'est qu'on a supprimé l'obligation d'organes de contrôle dans les appels d'offres. D'autre part, le gouvernement a mis en place le partenariat public privé, cela présente aussi de graves risques de corruption.
Michel: Y a-t-il une question de génération au sujet de la corruption dans le milieu politique. Les hommes politiques trentenaires d'aujourd'hui sont-ils moins touchés par la corruption que la génération de Chirac?
Les trentenaires d'aujourd'hui ont sans doute été très marqués par les grands scandales politico-financiers des années 90. Mais les générations qui les ont précédés l'étaient aussi, par rapport aux grands scandales financiers de la Troisième République, par exemple. Le véritable enjeu est de responsabiliser toute la classe politique au sujet de la lutte contre la corruption. Un enjeu déterminant pour l'avenir de la démocratie, partout où la démocratie régresse, la corruption progresse. Et pour ne par répéter les erreurs du passé, il ne faut pas seulement changer les pratiques, mais aussi faire des réformes importantes, comme la limitation stricte du cumul des mandats. Car le cumul des mandats entretient la corruption, le clientélisme et la course à l'argent pour garder le pouvoir.