Ce barrage va nous apporter la civilisation

En dépit de la forte mobilisation contre le barrage, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan est venu inaugurer les travaux, début août, à Ilisu. "Le pas que nous franchissons prouve que le Sud-Est n'est plus laissé pour compte", a-t-il lancé. "Ici, nous y sommes tous favorables, confirme Mehmet Celik, le maire d'Ilisu. Il n'y a pas de travail, pas de téléphone dans notre village. Ce barrage va nous apporter la civilisation." Mais, pour la Turquie, il s'agit surtout de développer son potentiel hydroélectrique. "Les besoins en eau et en énergie vont s'accroître dans les prochaines années, et les ressources naturelles du pays ne sont exploitées qu'à 30 %", justifie Nihat Üstündag, le directeur des affaires hydrauliques pour la région de Diyarbakir.
Cet ouvrage, qui mesurera 138 mètres de haut et produira 3 % de l'énergie turque, supplantera en taille le barrage Atatürk, édifié dans les années 1970. Il fait partie d'un plan régional de 22 retenues d'eau sur le Tigre et l'Euphrate. Sa construction doit être assurée par un consortium d'entreprises suisses, allemandes et autrichiennes. Mais les bailleurs hésitent encore à s'engager dans ce projet coûteux, 1,2 milliard d'euros, et contesté.
Pour le maire d'Hasankeyf, Abdulvahap Kusen, c'est un "génocide culturel" qui se prépare. "Depuis plus d'un demi-siècle, cette idée de barrage empoisonne la vie des habitants. C'est comme un virus qui ronge notre corps depuis trois générations, clame celui qui sera peut-être le dernier maire de la ville. Nous avons la responsabilité de protéger 12 000 ans d'histoire. Moi, en tout cas, je ne partirai pas. Je ne peux pas laisser la tombe de mon père à 40 mètres sous l'eau." Abdulvahap Kusen fait partie de l'Initiative pour sauver Hasankeyf, une plate-forme montée en janvier, qui regroupe 56 maires de la région, des scientifiques, des ingénieurs et des ONG.
Au premier rang des dommages prévisibles, la disparition du site archéologique. "J'ai mis mon coeur dans ces pierres et je ne peux pas supporter l'idée qu'on submerge ce patrimoine", se lamente le professeur Abdelsalam Ulucam, qui conduit les fouilles depuis trois ans. Selon lui, "les premiers habitants se seraient installés au VIIe siècle av. J.-C. Et, depuis, Hasankeyf n'a jamais cessé d'être active. Mais personne n'a jamais aucune conscience de cet héritage. Dans les années 1960, on a détruit des grottes au bulldozer au nom de la modernité, parce que des gens y vivaient. Et, aujourd'hui, la roche s'effrite et personne n'y prend garde." Une explosion retentit dans la vallée. "Vous voyez ! Ils pêchent à la TNT !", soupire-t-il en montrant le fleuve. L'Etat a alloué 25 millions d'euros pour tenter de sauver et de déplacer le trésor archéologique. "Ce n'est pas réaliste, coupe le professeur Ulucam, 90 % sont intégrés à ce site naturel."
Ce barrage aura un coût social, avec 55 000 personnes déplacées, qui iront pour la plupart s'entasser dans les faubourgs surpeuplés des grandes villes comme Diyarbakir ou Istanbul. Et puis l'enjeu est aussi environnemental. "Toutes les rivières deviennent des lacs artificiels. Il y aura de gros problèmes de sédimentation et de pollution de l'eau, chargée en nitrates et en phosphates", assure Ercan Ayboga, ingénieur hydrologue et porte-parole de l'Initiative. Pour lui, la construction du barrage n'est même pas rentable : "En Turquie, 21 % de l'électricité produite est perdue au cours de son transport. On peut facilement ramener ce taux à 10 % et ainsi économiser quatre fois la production annuelle d'Ilisu."
Même le responsable des questions hydrauliques de Diyarbakir admet la réalité de cette équation. Enfin, en aval du barrage, le fleuve continuera sa route en Syrie et en Irak, et la qualité comme la quantité des eaux en sera sans doute affectée. Aucun des deux voisins de la Turquie n'a été consulté.
Guillaume Perrier
Article paru dans l'édition du 09.09.06
Cet ouvrage, qui mesurera 138 mètres de haut et produira 3 % de l'énergie turque, supplantera en taille le barrage Atatürk, édifié dans les années 1970. Il fait partie d'un plan régional de 22 retenues d'eau sur le Tigre et l'Euphrate. Sa construction doit être assurée par un consortium d'entreprises suisses, allemandes et autrichiennes. Mais les bailleurs hésitent encore à s'engager dans ce projet coûteux, 1,2 milliard d'euros, et contesté.
Pour le maire d'Hasankeyf, Abdulvahap Kusen, c'est un "génocide culturel" qui se prépare. "Depuis plus d'un demi-siècle, cette idée de barrage empoisonne la vie des habitants. C'est comme un virus qui ronge notre corps depuis trois générations, clame celui qui sera peut-être le dernier maire de la ville. Nous avons la responsabilité de protéger 12 000 ans d'histoire. Moi, en tout cas, je ne partirai pas. Je ne peux pas laisser la tombe de mon père à 40 mètres sous l'eau." Abdulvahap Kusen fait partie de l'Initiative pour sauver Hasankeyf, une plate-forme montée en janvier, qui regroupe 56 maires de la région, des scientifiques, des ingénieurs et des ONG.
Au premier rang des dommages prévisibles, la disparition du site archéologique. "J'ai mis mon coeur dans ces pierres et je ne peux pas supporter l'idée qu'on submerge ce patrimoine", se lamente le professeur Abdelsalam Ulucam, qui conduit les fouilles depuis trois ans. Selon lui, "les premiers habitants se seraient installés au VIIe siècle av. J.-C. Et, depuis, Hasankeyf n'a jamais cessé d'être active. Mais personne n'a jamais aucune conscience de cet héritage. Dans les années 1960, on a détruit des grottes au bulldozer au nom de la modernité, parce que des gens y vivaient. Et, aujourd'hui, la roche s'effrite et personne n'y prend garde." Une explosion retentit dans la vallée. "Vous voyez ! Ils pêchent à la TNT !", soupire-t-il en montrant le fleuve. L'Etat a alloué 25 millions d'euros pour tenter de sauver et de déplacer le trésor archéologique. "Ce n'est pas réaliste, coupe le professeur Ulucam, 90 % sont intégrés à ce site naturel."
Ce barrage aura un coût social, avec 55 000 personnes déplacées, qui iront pour la plupart s'entasser dans les faubourgs surpeuplés des grandes villes comme Diyarbakir ou Istanbul. Et puis l'enjeu est aussi environnemental. "Toutes les rivières deviennent des lacs artificiels. Il y aura de gros problèmes de sédimentation et de pollution de l'eau, chargée en nitrates et en phosphates", assure Ercan Ayboga, ingénieur hydrologue et porte-parole de l'Initiative. Pour lui, la construction du barrage n'est même pas rentable : "En Turquie, 21 % de l'électricité produite est perdue au cours de son transport. On peut facilement ramener ce taux à 10 % et ainsi économiser quatre fois la production annuelle d'Ilisu."
Même le responsable des questions hydrauliques de Diyarbakir admet la réalité de cette équation. Enfin, en aval du barrage, le fleuve continuera sa route en Syrie et en Irak, et la qualité comme la quantité des eaux en sera sans doute affectée. Aucun des deux voisins de la Turquie n'a été consulté.
Guillaume Perrier
Article paru dans l'édition du 09.09.06